La Cour des comptes a rendu public l’audit du rapport de l’Inspection générale des finances (Igf) sur la situation des Finances publiques (gestions de 2019 au 31 mars 2024). Les conclusions explosives.
«En définitive, les travaux de la Cour sur la situation globale des finances publiques, en particulier l’exécution du Budget général et des Comptes spéciaux du Trésor ainsi que l’endettement et la trésorerie, présentée dans le rapport du gouvernement, ont abouti aux principales constatations suivantes : tirages sur ressources extérieures supérieurs à ceux affichés dans le rapport du gouvernement ; encours de la dette supérieur à celui figurant au rapport du gouvernement ; disponibilités du Trésor supérieures à celles indiquées dans le rapport du gouvernement ; montant de la dette garantie supérieur à celui présenté dans le rapport du gouvernement ; déficits budgétaires supérieurs aux niveaux affichés dans le rapport du gouvernement ; service de la dette bancaire hors cadrage non retracé dans le rapport du gouvernement ; encours de la dette bancaire hors cadrage supérieur au montant affiché dans le rapport du gouvernement ». Tels sont les conclusions sans appel du rapport de la Cour des comptes portant sur l’audit du rapport sur la situation des Finances publiques (gestions de 2019 au 31 mars 2024).
En effet, à la suite au rapport de l’Inspection générale des Finances (Igf), le gouvernement avait demandé à la Cour des comptes, qui n’est pas sous tutelle, « d’établir une image fidèle de la situation globale des finances publiques sur la durée du mandat présidentiel 2019-2023 et au 1er trimestre 2024 ». Les vérificateurs se sont d’abord penchés sur lesles Services non personnalisés de l’Etat (Snpe), des entités dépourvues de personnalité juridique, qui ont bénéficié, durant la période sous revue, de transferts budgétaires d’un montant total de 2 562,17 milliards de Fcfa, représentant 28,06% des transferts globaux du budget général. «L’Etat ne doit pas accorder à ses propres services des transferts de crédits ; ceux-ci devant bénéficier de crédits de fonctionnement ou d’investissement », signale la Cour des comptes.
La Cour des comptes évoque aussi le cas du compte de dépôt «Cap/gouvernement » créé le 25 juin 2012 au profit de la Cellule d’appui à la mise en œuvre des projets et programmes (Cap) pour suppléer au financement des activités de cette structure par le Pnud. L’objectif général est de contribuer à l’amélioration du niveau et de la qualité d’exécution des projets et programmes. Le compte de dépôt ouvert dans les livres de la Trésorerie générale est mouvementé par le Directeur de l’ordonnancement des dépenses publiques (Dodp). Sur la période sous revue, d’importantes ressources d’un montant de 1 343 577 555 142 Fcfa sont décaissées à travers ce compte.
Cependant, des décaissements sont effectués en 2022 par le Trésorier général sur ordre du directeur général du Budget qui n’est pas le gestionnaire du compte. Il s’agit notamment du paiement de 6 481 740 000 Fcfa au profit d’Envol Partenariat Sa au titre du loyer (deuxième semestre 2022) de la Maison des Nations Unies à Diamniadio ; 1 205 237 681 Fcfa au profit de Dp World au titre du complément de l’achat des 30% d’actions de Dp World pour le compte de l’Etat du Sénégal ; 4 000 000 000 Fcfa au profit d’Air Sénégal. Sur cette question, le ministère des Finances et du Budget précise dans sa réponse que le Directeur général du Budget, qui n’est pas le gestionnaire du compte, ne peut donner d’ordre au Trésorier général de payer une dépense. Mais, la Cour maintient que par lettres n°00260 MFB/DGB/DODP du 06 juillet 2022, n°00269 MFB/DGB/DODP du 14 juillet 2022 et n°00270 MFB/DGB/DODP du 14 juillet 2022 signées par le Directeur général du Budget, les décaissements susmentionnés de montants respectifs de 6 481 740 000 Fcfa, 1 205 237 681 Fcfa et 4 000 000 000 Fcfa sont effectués par le Trésorier général et bien retracés dans le relevé du compte de dépôt n°3683047 « Cap/gouvernement ». Par ailleurs, le compte de dépôt enregistre, en 2023, le remboursement d’une dette bancaire d’un montant de 305 943 167 977 Fcfa sans lien établi avec l’objet pour lequel il a été créé.
305,943 milliards de Fcfa sortis du compte «Cap/gouvernement » sans lien établi avec l’objet du compte
Il s’y ajoute que les remboursements sont effectués en dehors des procédures normales prévues par la règlementation en matière de gestion de la dette publique.
Quid du compte dépôt Programme de défense des intérêts économiques et sécuritaires du Sénégal ? Le Pdies est créé par décret n° 2017-74 du 12 janvier 2017. La mobilisation des ressources dudit programme est faite par le biais d’un compte de dépôt ouvert dans les livres de la Trésorerie générale. Ce programme est placé sous l’autorité du ministre chargé des Finances qui peut en confier le pilotage à l’un des membres de son personnel. L’article 5 du décret susvisé prévoit la possibilité d’ouvrir un ou plusieurs comptes au niveau des banques primaires du Sénégal et à l’étranger pour y verser les fonds tirés du compte de dépôt. En outre, selon l’article 6 dudit décret, les dépenses prévues pour le fonctionnement et les activités opérationnelles du programme ne sont pas justifiées, en raison des spécificités liées aux opérations qui y sont effectuées. Les dispositions de ce décret ouvrent de fait des fonds spéciaux gérés par le ministre chargé des finances. Sur la période sous revue, un montant de 303 031 260 751 Fcfa est décaissé à travers ce compte.
La Cour constate qu’en plus des transferts budgétaires, les comptes de dépôt « Cap/gouvernement » et «Pdies» reçoivent des affectations de trésorerie sur autorisation du ministre chargé des Finances. C’est le cas de l’autorisation accordée en 2023 d’imputer les ressources mobilisées auprès de l’investisseur Cgl dans les comptes de dépôt Cap gouvernement et Pdies pour des montants respectifs de 125 000 000 000 Fcfa et 4 022 122 869 Fcfa. Ces affectations sont effectuées en dehors des procédures de la loi de finances. Outre les problèmes relevés sur l’exécution des comptes de dépôt sus indiqués, une utilisation irrégulière des soldes créditeurs des comptes de dépôt est constatée. Ainsi, en fin d’année 2023, des prélèvements d’un montant de 407 550 717 701 Fcfa sont opérés sur des soldes créditeurs des comptes de dépôt pour être affectés à d’autres comptes sur autorisation du ministre chargé des Finances. Ces prélèvement/affectations contreviennent aux dispositions de l’arrêté n°21136 du 21 novembre 2017, modifié, qui prévoient, pour les soldes créditeurs de ces comptes de dépôt, le report ou la comptabilisation en recettes exceptionnelles. Le ministre des Finances et du Budget affirme que les opérations de prélèvement et d’affectation sur comptes de dépôt « sont effectuées, conformément aux attributions du ministre chargé des Finances relativement aux opérations de trésorerie de l’Etat (article 1er alinéa 2 du décret n° 2024-948 relatif aux attributions du Ministre des Finances et du Budget). La Cour rappelle, cependant, que les affectations de trésorerie relèvent du domaine de la loi de finances.
La Cour des comptes a aussi relevé des discordances entre la dernière situation produite par la Dodp et les données du rapport sur la situation des finances publiques. L’écart global entre la dernière situation produite par la Dodp et celle figurant dans le rapport du gouvernement est de 143,98 milliards de Fcfa. Par ailleurs, la Cour a procédé à un échantillonnage de 09 bailleurs (Banque mondiale, Banque africaine de développement, Banque islamique de développement, Agence française de développement, Boad, Chine, Usaid, Société générale et Standard Chartered Bank) dont les financements couvrent 97,84% des ordonnancements des dépenses sur ressources extérieures sur la période de 2019 à mars 2024. Les rapprochements effectués ont permis de constater des écarts entre les ordonnancements de la Dodp et ceux enregistrés dans les plateformes de certains bailleurs. Interpellé sur ces constats, le directeur de l’ordonnancement des dépenses publiques a transmis une nouvelle situation des ordonnancements qui présente encore des écarts.
Par ailleurs, selon le rapport du gouvernement sur la situation des finances publiques, le montant total des recettes réalisées de 2019 à 2023 s’élève à 773,78 milliards de Fcfa dont 749,01 milliards de Fcfa pour les Comptes d’affectation spéciale (Cst). De 2019 à 2023, les dépenses des Cst s’élèvent à 621,35 milliards de Fcfa dont 98,5% portés par les comptes d’affectation spéciale.
Le déficit budgétaire arrêté dans le Tableau des opérations financières de l’Etat (Tofe) qui détermine les indicateurs macroéconomiques clés, est de 3% selon les critères de convergence de l’Uemoa. Pendant la période sous revue, il a été de 3,9% en 2019 et s’est creusé en 2020, 2021 et 2022 (période Covid et de relance économique) pour s’établir respectivement à 6,4%, 6,3% et 6,1% et finir par s’atténuer en 2023 à 4,9%.
«Le déficit calculé et annoncé au Fmi est loin de sa valeur réelle »
Le déficit calculé et annoncé au Fmi sur la période sous revue est très loin de sa valeur réelle si l’on prend en compte le volume exact des décaissements des emprunts projets. Par ailleurs, l’amortissement de la dette qui constitue l’autre poste explicatif du besoin de financement a évolué en passant de 589,98 milliards de Fcfa en 2019 à 551,19 milliards de Fcfa en 2020, 778,3 milliards de Fcfa en 2021, 944,1 milliards de Fcfa en 2022, 1269,1 milliards de Fcfa en 2023 et 1248,2 milliards de Fcfa en prévision pour 2024.
La Cour des comptes note dans la foulée que les données sur l’amortissement de la dette de 2019 à 2023 indiquées dans le rapport du gouvernement ne sont pas concordantes avec celles des Projet de loi de règlement /Loi de règlement (Plr/Lr). Les données présentées dans le rapport du Gouvernement ne reprennent pas correctement les situations transmises par la Ddp et retracées dans les lois de règlement. L’encours de 13 773 milliards de Fcfa de la dette de l’administration centrale au 31 décembre 2023 présenté dans le rapport du gouvernement est différent de celui de 13 854 milliards de Fcfa retracé dans le PLR 2023, soit un écart de 81 milliards de Fcfa. Cet écart porte sur la dette intérieure et concerne les bons du Trésor en compte de dépôt et les bons du Trésor par adjudication de courte durée (inférieure à un an) qui n’ont pas été remboursés dans l’année et, par conséquent intègrent, l’encours. Par ailleurs, l’encours présenté dans le rapport du gouvernement n’inclut pas celui de la dette bancaire hors cadrage et certains tirages sur les ressources extérieures.
3141 Fcfa retracés dans un compte ouvert à la Ba en lieu et place de 1500003141 Fcfa
La situation des disponibilités de l’Etat transmise à la Cour par le Trésorier général est arrêtée à 278,47 milliards de Fcfa au 31 décembre 2023 alors que le rapport du gouvernement indique un solde de 173,6 milliards de Fcfa, soit un écart de 104,87 milliards de F Cfa. Toutefois, la circularisation auprès de la banque Banque agricole (Ba) révèle l’existence d’un solde créditeur au 31 décembre 2023 d’un montant de 479 607 713 Fcfa du compte n°80130730000 ouvert au nom du Trésorier général mais non communiqué par le Trésor ; d’un solde au 31 décembre 2023 de 3 141 Fcfa en lieu et place de 15 000 003 141 Fcfa enregistré au compte n°80080030000 ouvert au nom de l’Etat du Sénégal et géré par le ministre chargé des Finances que le Trésorier général a indument intégré dans ses disponibilités. Au total, les disponibilités du Trésor au 31 décembre 2023 sont arrêtées à 263,95 milliards de Fcfa.
Le Trésorier général admet que le compte est bien ouvert à son nom. Il ajoute que « le solde dudit compte ouvert dans les livres de la Ba au 31 décembre 2023 est bien de 15 000 000 141 Fcfa. Ce solde résulte de la réalisation d’une opération de trésorerie (mouvement de fonds) constatée le 29 décembre 2023 dans ses livres. En considérant le relevé transmis par la Cour des Comptes, il est constaté que le montant de 15 000 000 000 qui fait la différence est passé au crédit du compte en début d’année 2024 (03 janvier 2024). Ce qui résulterait d’un problème technique au niveau de la banque. Sur cette base, il est sollicité de la Cour des Comptes le rajout de ce montant aux disponibilités du Trésorier général au 31 décembre 2023 qui doivent ressortir à un montant de 278,47 milliards de Fcfa. Le Trésorier général a produit une attestation de la Ba confirmant l’existence d’un virement d’un montant de 15 000 000 000 Fcfa à la date du 29 décembre 2023 dans le compte n°80130730000 ouvert à son nom. Toutefois, la Cour souligne que le relevé transmis par la banque affiche un solde de 479 607 713 F CFA à la date du 31 décembre 2023. En réalité, le Trésorier général a procédé le 29 décembre 2023, à partir de son compte règlement ouvert à la Bceao, à un virement d’un montant de 15 milliards de Fcfa dans le compte n°80130730000 ouvert à son nom dans les livres de la Ba. Ce virement positionné le 02 janvier 2024 est transféré le même jour dans le compte n°80080030000 ouvert au nom de l’Etat du Sénégal dans la même banque et géré par le ministre chargé des Finances. Le montant est aussitôt utilisé pour payer des dépenses non autorisées au profit de divers fournisseurs.
15 milliards de Fcfa pour payer des dépenses non autorisées à des fournisseurs
En définitive, la Cour retient le solde de 479 607 713 Fcfa au 31 décembre 2023 ; ce solde n’a pas varié en fin janvier 2024. Par ailleurs, la situation des disponibilités du Trésor présentée dans le rapport du gouvernement n’inclut pas les dépôts à terme (dat) ainsi que les soldes des comptes ouverts par les ministres chargés des finances au nom de l’Etat du Sénégal.
Selon la Cour, le surfinancement de 2020 de 54,71 milliards de Fcfa n’a été reporté en 2021 que pour un montant de 51,31 milliards de Fcfa, soit un écart de 3,4 milliards de Fcfa. Celui de 2021 d’un montant de 238,24 milliards de Fcfa n’a été reporté en 2022 que pour 120,7 milliards de Fcfa, d’où un écart de 117,54 milliards de Fcfa. Le ministre des Finances et du Budget avait soutenu, dans le rapport sur l’exécution des lois de finances de 2022, qu’une partie de ce surfinancement a été rétrocédée à Petrosen. S’agissant de la gestion 2022, le surfinancement de 35,4 milliards de Fcfa n’a pas été reporté en 2023. Selon le ministère des Finances, le non-report se justifie par « la hausse de l’amortissement de la dette porté à 944 milliards de Fcfa au lieu du montant de 908,51 milliards de Fcfa retenu qui résulte de la fluctuation de change ». La Cour fait observer que le montant de l’amortissement arrêté en 2022 est de 908,51 milliards de Fcfa et non 944 milliards de Fcfa. La raison invoquée par le ministère relativement aux variations de change ne peut faire fluctuer l’amortissement. Ces variations sont neutres sur l’amortissement. En effet, pour l’amortissement c’est la valeur d’entrée qui détermine sa valeur de sortie. Les fluctuations affectent tout au plus les comptes de change. L’écart de 35 milliards de Fcfa sus indiqué avait été relevé dans le cadre de l’instruction du Relf 2022 et résultait de la comptabilisation dans l’amortissement de la dette d’un bon du trésor (SN0000001744-BAT-05-2022 du 11/02/2022) de courte durée qui n’affecte pas le financement du budget.
Le tableau de financement de 2023 présenté dans le rapport du gouvernement indique un surfinancement d’un montant de 604,7 milliards de Fcfa à intégrer dans les moyens de couverture du besoin de financement de 2024. La Cour constate que sur les 604,7 milliards de Fcfa annoncés au titre du surfinancement, une partie est consommée sur autorisation du ministre des Finances et du Budget, pour un montant de 326, 43 milliards de Fcfa destiné à des dépenses relatives au remboursement de dettes bancaires, au secteur de l’énergie et au soutien à la consommation. La situation se présente ainsi qu’il suit.
91,942 milliards de Fcfa empruntés à Ib Bank T et Ib Bank B sans être reversés au Trésor ; un Appel public à l’épargne bidon lancé pour couvrir les deux banques
En effet, le ministre chargé des Finances a signé au mois de janvier 2022, au nom de l’Etat du Sénégal, avec International business (Ib) Bank T et International business (Ib) Bank B, une convention de crédit d’un montant de 91 942 400 000 Fcfa, destiné, selon ladite convention, à l’acquisition de matériel par l’Etat du Sénégal sans précision sur la nature dudit matériel. Le montant du crédit, intérêts y compris, est de 105 052 249 080 Fcfa, remboursable au plus tard le 31 décembre 2026 suivant des échéances trimestrielles. D’après la convention de crédit, les fonds doivent être mobilisés dans un compte de l’Etat du Sénégal « TG 024-01030-026631500101-17 » ouvert dans les livres de IB Bank T. Dans cette opération, l’Etat a payé diverses commissions d’un montant de 919 424 000 Fcfa aux banques à travers le compte de dépôt « Cap gouvernement ».
Pour cet emprunt, la Cour relève : l’absence d’informations sur la nature et la destination du matériel à acquérir ; la contractualisation d’une dette publique en dehors des procédures prévues par la réglementation ; le non-versement du produit de l’emprunt dans les comptes du Trésor public ; le remboursement par le Trésor du reliquat de l’emprunt d’un montant de 80 041 771 576 Fcfa non comptabilisé dans ses livres. Dans le cadre de l’émission d’obligation par Appel public à l’épargne (Ape) lancée par l’Etat du Sénégal en mars 2023 pour un montant de 200 milliards de Fcfa, les deux banques ont souscrit pour le montant de leurs créances et, ce faisant, la créance initiale, conclue dans des conditions non transparentes, est remboursée pour laisser place à une nouvelle créance régulière inscrite dans le portefeuille de la dette de l’Etat.
Un emprunt de 130 milliards de Fcfa non autorisé par la loi de finances
Autre problème : L’Etat du Sénégal, par convention en date du 02 juin 2023, s’est substitué à Doag comme débiteur de toutes les obligations que cette dernière devait à la Bdev pour un montant de 20 milliards de Fcfa. A cet effet, une convention de titrisation de la créance est signée le 29 août 2023 entre l’Etat Sénégal et la Bdev. L’opération de titrisation est réalisée dans le cadre de l’émission d’obligation par Appel public à l’épargne (Ape) lancée par l’Etat du Sénégal le 03 août 2023 pour un montant de 130 milliards de Fcfa. Cet emprunt n’ayant pas été autorisé par la loi de finances, le mécanisme de titrisation a permis, de l’intégrer dans la dette de l’Etat.
Des décaissements irréguliers d’un montant total de 481,42 milliards de Fcfa
La Cour constate, dans la comptabilité générale de l’Etat, l’alimentation du compte Cap gouvernement pour un montant de 155 milliards de Fcfa sans couverture budgétaire. Le ministère des Finances et du Budget précise que le montant de 155 milliards de Fcfa est imputé par erreur dans le compte au moment du basculement en 2023 sur le nouveau Système intégré de gestion des comptes de dépôt (Sigccd). Le relevé du compte de dépôt est joint pour attester qu’aucune dépense n’a été imputée sur ce montant et que la trésorerie de l’Etat n’a pas été affectée par cette erreur. La Cour relève, cependant, que toutes les ressources portées au crédit du compte de dépôt Cap gouvernement figurant au journal des opérations d’ordre à la date du 15 septembre 2023 sont entièrement consommées et aucune écriture d’annulation n’a été effectuée. En définitive, ces décaissements irréguliers d’un montant total de 481,42 milliards de Fcfa doivent être déduits du surplus de financement annoncé de 604,7 milliards de Fcfa, ce qui ne laisse qu’un reliquat de 123,28 milliards de Fcfa.
Pour la Cour, le déséquilibre de trésorerie qui limite les possibilités de l’Etat à couvrir ses engagements résulte de certaines pratiques liées notamment à des dotations de comptes de dépôt sans couverture budgétaire ; des dépenses autorisées par décret d’avance et non régularisées d’un montant de 204 584 374 324 Fcfa ; l’avance est accordée dans le cadre de conventions de dettes croisées avec la Senelec et destinée notamment au paiement d’impôts, de droits et taxes dus à l’Etat.
Le solde du compte 515119 « Dat-Tg banques commerciales » en fin d’année 2023 est de 219 354 013 260 Fcfa. Ce solde comprend l’ensemble des Dat constitués depuis 2014 et non encore restitués au Trésor. Au regard de la balance dite provisoire, ce solde n’a pas évolué au 31 mars 2024. Toutefois, ce stock n’est pas corroboré par la situation extracomptable des Dat appuyée des pièces justificatives qui dégage un solde de 198 287 194 249 Fcfa, soit un écart de 21 066 819 011 Fcfa.
De plus, le calcul et le versement des intérêts attachés aux Dat ne font pas l’objet d’un rapprochement périodique entre le Trésor et les banques dépositaires. L’absence de concordance entre le compte « Dat-Tg Banques commerciales » de la balance du Tg et la situation de suivi extracomptable est due à l’absence de suivi adéquat des Dat, malgré l’importance des sommes en cause.
L’examen des pièces justificatives recueillies auprès de la Trésorerie générale et des établissements financiers dépositaires révèle que des Dat sont virés à des tiers sur instruction des ministres chargés des Finances ou des ministres délégués chargés du budget. Il convient de préciser que l’habilitation faite aux ministres chargés des Finances d’autoriser l’ouverture de comptes à la Bceao ou dans les banques commerciales pour y déposer les fonds du Trésor public n’emporte pas, pour eux, licence pour manier les deniers.
Des Dat de 141,087 milliards de Fcfa utilisés pour payer des dépenses non autorisées
De plus, en donnant à un établissement financier l’ordre d’utiliser les dépôts à terme d’un comptable public pour payer des dépenses non autorisées, des ministres chargés des Finances ou des ministres délégués chargés du budget ont irrégulièrement engagé l’Etat, en dehors des lois de finances. Du reste, la comptabilité du Trésor est conçue de telle sorte que le compte relatif aux dépôts à terme ne peut être soldé que par la reconstitution, dans les livres du comptable public déposant, de la trésorerie qu’il avait placée en banque. En effet, la qualité de deniers publics a un caractère indélébile et ne peut être perdue que lorsqu’ils ont été employés pour leur usage normal qui est d’éteindre une dette publique régulière. La situation des Dat non reversés au Trésor s’établit à 141,087 milliards de Fcfa.
Sukuk Sogepa : un emprunt de 114, 4 milliards de Fcfa non reversé au Trésor ; l’Etat vend à l’Etat (Sogepa) ses biens pour 198 092 000 000 Fcfa puis devient son locataire
La Cour a aussi fait une autre révélation. Pour rappel, la Société nationale de gestion et d’exploitation du patrimoine bâti (Sogepa) est créée par loi n°2021-36 du 22 novembre 2021. La Sogepa a procédé le 21 avril 2022 à la mobilisation d’un emprunt obligataire sous forme de Sukuk d’un montant de 330 milliards de Fcfa. Pour réaliser cette opération, l’Etat a procédé à la vente de certains de ses immeubles bâtis à la Sogepa, par décret n°2022-163 du 03 février 2022 portant cession à titre onéreux au profit de la Société, dans le cadre du développement du Sukuk, de divers immeubles bâtis appartenant à l’Etat. Il convient de rappeler que l’article 4 de la loi n°2021-36 du 22 novembre 2021 autorisant la création de la Sogepa, permet le transfert par l’Etat à la Sogepa, par cession à titre gratuit ou onéreux, ou par tout autre mode, des droits et immeubles nécessaires à la réalisation de son objet social. Les biens (dont le building administratif) sont vendus pour une valeur de 198 092 000 000 Fcfa sur la base d’un rapport d’évaluation et après avis favorable de la Commission de contrôle des opérations domaniales (Ccod), après consultation à domicile.
D’après la Cour, ces biens vendus à Sogepa ont permis via un fonds commun de titrisation de mobiliser l’emprunt. Ils sont ensuite mis en location à l’Etat du Sénégal qui paie des loyers servant de rendement aux investisseurs. A la fin de la maturité, l’actif est racheté pour permettre le remboursement intégral du capital.
Des anomalies sont relevées sur cette opération. Un virement d’un montant de 247,33 milliards de Fcfa est effectué par la Bis au profit du compte n° SN079.01101.251143401001.67 ouvert au nom de « Etat du Sénégal/Relance de l’économie». Selon la banque, il n’existe pas de dossier d’ouverture du compte ; les ordres de virements présentés par la banque sont signés par le directeur général du Budget. Positionné le 11 mai 2022, le produit est entièrement exécuté en dehors des procédures budgétaires et comptables. Pourtant, l’Etat a pris le décret d’avance n°2022-1950 du 07 novembre 2022 pour constater le produit et ouvrir des crédits d’égal montant pour des ressources exécutées en dehors de la loi de finances. Le Trésor public n’a reçu que 90 milliards de Fcfa par virements successifs faits le 16 mai 2022 pour 30 milliards de Fcfa, le 19 mai 2022 pour 40 milliards de Fcfa et le 14 juin 2022 pour 20 milliards de Fcfa. Ainsi, le reliquat de 157 338 615 804 Fcfa n’est pas reversé au Trésor public. Le ministre des Finances et du Budget précise que la situation du Sukuk de 247,3 milliards de Fcfa se présenté ainsi qu’il suit : 132,9 milliards de Fcfa effectivement encaissés par le Trésor dont 90 milliards de Fcfa après l’émission, 13,2 milliards reçus via le crédit relais remboursé à Ecobank et 29,774 milliards de Fcfa (sur le montant de 31 milliards) mobilisés pour le remboursement d’un crédit relais de la Bis contracté en 2021 ; 114,4 milliards de Fcfa du produit du Sukuk exécutés hors des comptes bancaires du Trésor.
Par nature d’opération, la décomposition du montant de l’émission est résumée ainsi : opérations de trésorerie pour 58,3 milliards dont 29,774 milliards de Fcfa encaissés par le Trésor ; opérations budgétaires pour 189,034 milliards de Fcfa dont 103,15 milliards de Fcfa encaissés par le Trésor. Le ministre conclut en indiquant que le montant exécuté en dehors du circuit Trésor est de 114,4 milliards de Fcfa dont une partie (28,52 milliards de Fcfa) est une opération de trésorerie. Toutefois, la Cour constate que les justificatifs relatifs à cette opération de trésorerie ne sont pas produits. En définitive, la Cour considère comme gap de trésorerie affectant le déficit le montant de 114,4 milliards de F cfa non reversé au Trésor.
Le rapport sur la situation des finances publiques fait état d’une dette garantie d’un montant de 535 milliards de Fcfa. Ce montant est différent de celui communiqué à la Cour par le Ministère de l’Economie, du Plan et de la Coopération (Mepc) et le Ministère des Finances et du Budget (Mfb). Les conventions de garantie signées par le ministre de l’Economie, du Plan et de la Coopération d’un montant de 1 645,61 milliards de Fcfa concernent des projets phares notamment dans le secteur de l’énergie.
La situation des garanties transmise par le ministre des Finances et du Budget et accordées par décrets, conventions et autres actes tourne autour d’un montant de de 619,84 milliards de Fcfa.
Le rapport du gouvernement établi sur la base des déclarations des banques fait ressortir au titre des crédits directs à l’Etat central un encours au 31 mars 2024 de 2 044,01 milliards de Fcfa et des certificats nominatifs d’obligations (cno) de 190,05 milliards de Fcfa, soit un total de 2 234,06 milliards de Fcfa. Il faut préciser qu’en raison de l’absence de suivi de ces crédits par le ministère des Finances et du Budget et du caractère non exhaustif des informations transmises par les banques, il est difficile de déterminer avec exactitude l’encours de la dette bancaire. Sous réserve de la complétude des données, l’exploitation des documents bancaires a permis à la Cour de constater un encours global de la dette bancaire de 2 517,14 milliards de Fcfa au 31 mars 2024. Cet encours est reconstitué à partir des tableaux d’amortissement fournis par les banques et sur la base des conventions de crédit et des relevés bancaires. Les situations qui résultent de ces travaux sont transmises aux banques pour confirmation. Pour éviter tout cumul, la Cour a procédé ensuite à une consolidation des données tenant compte ainsi des crédits syndiqués, des reprofilages et des refinancements. La même attention est portée sur les crédits directs qui ne doivent pas être cumulés avec les cno adossés aux conventions de crédits et les substitutions de débiteurs.
L’encours global de la dette bancaire est constitué essentiellement de crédits directs pour un montant de 1 961,07 milliards de Fcfa, soit 77,91%. Selon les conventions signées, l’octroi des crédits directs à l’Etat a essentiellement pour objet le financement de projets ou la couverture de besoins de trésorerie. Ces crédits ont des maturités différentes. Les crédits à moyen et long terme représentent 74,6% des crédits directs. Ces crédits sont souvent adossés à des lettres de confort ou d’attestations de couverture budgétaire signées par les ministres chargés des finances qui s’engagent inscrire dans les prochaines lois de finances, les crédits nécessaires pour honorer les échéances de ces prêts.
Selon les documents transmis à la Cour, l’Etat du Sénégal a procédé durant la période sous revue, à l’émission de certificats nominatifs d’obligations (cno) évalués à 546,70 milliards de Fcfa et des intérêts de 58,99 milliards de Fcfa. Ce montant inclut les cno émis au nom de personnes morales et qui ne sont pas adossés à des obligations résultant de conventions de crédit bancaire.
121,61 milliards de Fcfa aux courtiers militaires la famille Peretz à la veille des élections pour la fourniture de «divers biens et services non précisés »
Ainsi, 12 Cno ont été émis le 20 mars 2024 d’un montant total de 121,61 milliards de Fcfa dont des intérêts de 18,62 milliards de Fcfa, au profit de Ad Con Ltd et Ad Trade Belgium Bv pour la fourniture de divers biens et services non précisés. Libération est en mesure de révéler que ces deux sociétés appartiennent à la famille Peretz spécialisée dans la vente d’armements.
100,29 milliards à Sofico de Tahirou Sarr, la Cour émet des doutes
9 cno d’un montant total de 100,29 milliards de Fcfa ont été aussi émis le 08 septembre 2023 (20 milliards de Fcfa), le 28 décembre 2023 (45,10 milliards de Fcfa) et le 28 février 2024 (35,19 milliards de Fcfa) au profit d’une banque et ayant respectivement pour objet le paiement de la dette de l’Etat du Sénégal à l’égard de Sofico résultant de diverses transactions, le règlement des échéances de crédits juin à décembre 2023 et de la facture relative au marché de fourniture d’équipement de sécurité et de matériel technique au profit du ministère de l’Environnement et la titrisation de diverses créances
«Les dettes au profit de ces personnes morales sont contractées en dehors des procédures de programmation, d’exécution et de suivi des lois de finances. Ainsi, l’effectivité et l’utilisation de ces créances ne peuvent être attestées par la Cour », peut-on lire dans le rapport.
Le document renseigne que le rapport du gouvernement sur la situation des finances publiques n’indique pas le service de la dette bancaire. Les travaux effectués par la Cour ont permis de retracer la situation de l’amortissement et des charges financières. Le montant du service de la dette sur la période sous-revue s’élève à 2 497 milliards de Fcfa. Ce service de la dette est réparti ainsi qu’il suit : amortissement : 2 147,22 milliards de Fcfa ; intérêts de crédit : 298,77 milliards de Fcfa ; intérêts et pénalités de retard : 21,73 milliards de Fcfa; commissions et autres frais : 29,28 milliards de Fcfa. L’absence d’un suivi centralisé des échéanciers consécutive à l’utilisation d’un circuit de remboursement non prévu par la règlementation occasionne le paiement d’intérêts et pénalités de retard estimés à 21,73 milliards de Fcfa. Les remboursements sont principalement effectués soit par le Payeur général du Trésor à travers des crédits budgétaires imputés au chapitre « participations financières par crédits », soit par le directeur de l’ordonnancement des dépenses publiques à travers le compte de dépôt «Cap gouvernement » domicilié à la Trésorerie générale.
Les prêts accordés par les banques sont mobilisés dans des comptes bancaires ouverts à cet effet au nom de « l’Etat du Sénégal » et mouvementés sur ordre des ministres chargés des Finances. Ces prêts sont contractés pour couvrir essentiellement des dépenses extrabudgétaires. Au regard des libellés des relevés bancaires transmis à la Cour, il s’agit principalement de l’acquisition de biens et services, des transferts au secteur parapublic et du paiement des charges de la dette publique hors cadrage. Ces opérations doivent être intégrées dans le déficit. Des opérations de trésorerie sont aussi effectuées dans ces comptes bancaires notamment le paiement de l’amortissement de la dette pour un montant de 2 147,21 milliards. Cette pratique ne respecte pas les dispositions des articles 120 et suivants du décret n°2020-978 portant Règlement général sur la comptabilité publique en vertu desquelles les opérations d’encaissement et de décaissement sont exécutées exclusivement par les comptables publics.
Durant la période sous revue, le déficit affiché par le gouvernement est inférieur à celui reconstitué par la Cour. Pour reconstituer le déficit budgétaire, la Cour a pris en compte les éléments suivants : le montant réel des dépenses financées sur ressources extérieures ; les rattachements irréguliers des recettes ; les décaissements extrabudgétaires financés par une partie du surfinancement ; les décaissements extrabudgétaires financés par le sukuk ; les dépenses financées par la dette bancaire hors cadrage c’est-à-dire la dette contractée auprès du système bancaire sans autorisation parlementaire ; l’octroi d’une avance de trésorerie d’un montant de 204,58 milliards de Fcfa non régularisée. Il convient de préciser que les dépenses financées par la dette bancaire hors cadrage sont intégrées sur la base des relevés bancaires. Elles sont relatives aux charges financières de la dette, aux acquisitions des biens et services et aux transferts. Les opérations de trésorerie, notamment le remboursement du principal de la dette, ne sont pas prises en compte car n’impactant pas le déficit. De même, les décaissements notés dans les relevés bancaires, dont les libellés ou la nature ne sont pas explicités, sont exclus du calcul du déficit conformément au principe de prudence.
L’encours totale de la dette représente 99,67% du Pib, selon la Cour
S’agissant de l’avance de trésorerie d’un montant de 204,58 milliards de Fcfa non régularisée, le ministre des Finances et du Budget précise que celle-ci a servi à payer des impôts pour un montant de 170 milliards de Fcfa en 2021. Ainsi, il y a lieu de considérer ce montant dans la reconstitution du déficit et non l’intégralité du montant de 204,58 milliards de Fcfa. La Cour considère que l’avance n’étant pas régularisée, le montant y relatif doit être enregistré dans le Tofe pour un montant de 204,58 milliards de Fcfa.
L’encours de la dette est reconstitué, dans le cadre de la contradiction avec le ministère des Finances et du Budget, en relation avec la Direction de la dette publique. Il tient compte du montant réel des prêts projets, de la dette bancaire hors cadrage et de certaines corrections effectuées par la Ddp portant notamment sur le financement. Les informations sur la dette bancaire locale hors cadrage sont tirées des travaux de la Cour des Comptes.
Les travaux réalisés par la Cour montrent que l’encours de la dette est supérieur à celui affiché dans les documents de reddition. L’encours total de la dette de l’administration centrale budgétaire s’élève à 18 558,91 milliards de Fcfa, au 31 décembre 2023, et représente 99, 67% du Pib.
Libération
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